Histoire Zen
Le
discours du chat
Il n’y a pas si longtemps, dans une ville pas si éloignée, dans une maison
semblable à la vôtre, vivait un rat pareil à nul autre. Bien que son apparence
fût en tous points ordinaire, son attitude était étrange.
Tout commença lorsque, bébé rat, sa mère lui expliqua que, malheureusement, la
destinée de ses semblables était d’être constamment chassés et, sans doute, un
jour, tués par un chat. Rester à ne rien faire, pensa-t-il, ce n’est pas une
vie. Non, sans doute, mais que pouvait-on bien faire pour résoudre cette
situation ?
Alors, il réfléchit encore et encore et il lui sembla finalement qu’il n’y
pouvait rien changer. Jusqu’au jour où il eut une idée surprenante. Cette idée
était tellement simple et si originale à la fois qu’elle ne pourrait que
marcher. De toute façon, cela valait le coup d’essayer, même si sa tentative lui
coûtait la vie. La vie d’un rat pourchassé ne vaut pas la peine d’être vécue, se
disait-il.
Bien qu’il fût effrayé et même terrifié, il prit son courage à deux mains et
lorsque le chat suivant apparut, il courut aussi vite qu’il put ; non pas pour
s’enfuir, mais en direction du chat ! « Bonzaïïï !! », cria-t-il, tout en
brandissant ses bras et en montrant ses dents de façon menaçante!
Il sentit pendant un moment le martèlement de son cœur dans ses tempes. Cela
allait-il fonctionner ou s’était-il délibérément engagé dans une voie à
contresens ?
De son côté, le chat n’en crut pas ses yeux. Etait-il en train de rêver ?
Jamais, au grand jamais il n’avait entendu parler d’un comportement aussi
curieux. Est-ce que ce rat était dérangé, ne savait-il pas qu’il était censé
être chassé par le chat et non l’inverse ? Apparemment pas. Il devait être fou,
peut-être même contaminé par un virus. Cela devait être un cas d’urgence et la
seule issue était la fuite, afin d’avoir la vie sauve. C’est exactement ce que
fit le chat, en direction des bras de son propriétaire.
Le même scénario se répéta jour après jour, semaine après semaine, jusqu’à ce
que le chat, transformé en proie, s’effondre d’épuisement nerveux. Il fut de ce
fait emmené à la S.P.A.
La nouvelle se répandit rapidement dans le voisinage. Les gens ne parlaient que
de cette affaire, personne n’ayant jamais entendu une histoire pareille. Que
fallait-il faire ? Une chose était sûre, chaque propriétaire de chat était
convaincu que c’était son chat qui serait le plus à même de donner à ce rat
excentrique la leçon qu’il méritait.
Ainsi, les uns après les autres, ils amenèrent leur félin afin que ce dernier
restaure l’honneur de son espèce. Et, les uns après les autres subirent une
défaite humiliante. Chaque chat plus ou moins digne de ce nom habitant dans les
environs tenta sa chance, sans succès. La situation semblait alors désespérée.
Quand, un jour, quelqu’un frappa à la porte de la maison de ce rat excentrique.
Un homme sans prétentions expliqua que les exploits de leur rat avaient fait le
tour de la ville et étaient parvenus jusqu’à lui. Il ajouta qu’il était sûr que
son chat apporterait la solution.
Ainsi, le jour qui avait été convenu, tous les chats du quartier se
rassemblèrent au lieu de leur humiliation et attendirent ensemble afin d’être
témoins de leur vengeance commune. Quelle sorte de chat pouvait donc bien
incarner leur dernier espoir ? Les spéculations allaient bon train parmi les
eux. Haut comme un tigre, jeune, fort et sans peur, s’aventuraient certains. Les
autres approuvèrent solennellement ; et féroce avec des yeux jetant des éclairs,
des griffes et des crocs de taille effrayante, ajoutaient-ils encore. Alors que
leur imagination avait atteint des sommets, un coup retentit à la porte et tous
les yeux se tournèrent afin de jetter un premier regard sur leur héros.
Le décor était posé, plusieurs douzaines de chats défaits étaient rassemblés en
demi-cercle, face au coin de la pièce où leur énnemi commun s’était pavané et
les avait outrageusement tournés en bourrique. Alors qu’ils entendirent le
nouvel opposant s’approcher, ils s’écartèrent instinctivement, libérant ainsi un
couloir face à l’entrée du rat.
Ensuite, lorsque leur champion fit son entrée, un silence de plomb s’abattit
dans la salle. S’agissait-il bien de leur sauveur, celui sur lequel leurs
derniers espoirs reposaient ? Leur stupéfaction se mua soudain en hilarité. Ça,
un puissant géant, digne d’un tigre ? Face à leurs ricanements moqueurs, se
tenait en fait une vieille petite chatte, faible et fort laide. Son pelage était
terne et couvert de cicatrices et sa posture était nonchallante. Mais, surtout,
elle semblait ne pas être consciente de l’immense responsabilité qui lui
incombait. En fait, bien que ses yeux fussent ouverts, ils paraissaient ne rien
pouvoir distinguer, à la manière d’un somnambule, indifférents au stress de la
situation.
Quand soudain, lentement et sans le moindre effort apparent, elle s’avança en
glissant sobrement. Un, deux, trois, quatre, ses pattes frôlaient
silencieusement le sol. Un, deux, trois, quatre, elle avançait avec la
régularité d’un métronome en direction du rat. Les ricannements cessèrent et un
formidable silence fondit sur l’assemblée.
Pour sa part le rat, bien que continuant ses bouffonneries, observait avec une
curiosité grandissante le chat s’approcher. Malgré le fait qu’elle garde ses
yeux ouverts, la chatte restait totalement insensible au caractère menaçant des
gestes du rat. Il tendit son museau et tira la langue aussi vigoureusement qu’il
le put, mais sans le moindre effet.
La chatte continuait son avancée lentement, mais sûrement, comme dans un rêve.
Ses pensées semblaient ailleurs. Mais sa troublante attitude, sans but, cachait
une terrible efficacité.
Soudain, le rat stoppa net ses vaines tentatives de mystification. Il réalisa
qu’il gesticulait dans le vide ; comme s’il était seul dans l’arène. Son
adversaire n’avait même pas remarqué son spectacle. Sa prise de conscience fut
cependant tardive et il se trouva littéralement acculé. Pétrifié, un cri
involontaire s’échappa de sa fine bouche.
La chatte fondit sur lui ! Presque machinalement, elle se baissa et le saisit
par la peau du cou. Un « Crack » se fit entendre et il tomba à ses pieds, mis à
mort d’un geste semblable à un coup de fouet. Pendant un instant, alors qu’elle
s’assit et commença à faire sa toilette, le temps sembla s’être arrêté autour
d’elle.
Puis, un murmure s’éleva du fond de la pièce, s’amplifia comme une vague à
mesure qu’il s’approchait pour éclater dans un rugissement d’approbation.
« Quelle merveilleuse technique dénuée d’effort », s’exclamèrent-ils en cœur,
« s’il te plaît, donne-nous ton secret ! » Mais la chatte ne semblait pas les
entendre et continuait ses ablutions, interrompues seulement par de longs et
amples baîllements. Les autres chats implorèrent encore et encore : « dis-nous
ton secret ! ».
Alors, remarquant pour la première fois la foule admirative qui se tenait autour
d’elle, elle dit :
« Chères sœurs, chers frères, camarades chats », débuta-t-elle tranquillement,
« mon seul secret est que je n’ai aucun secret. Ma technique n’est pas destinée
à tuer les rats, mais à vivre sa vie. Elle s’applique à tout et provient de
l’expérience. Voici comment j’en fis la découverte. Étant alors un petit chaton,
j’étais assise à la fenêtre en train de prendre le soleil, lorsque soudain ma
mère m’apostropha en demandant : « Hé ho, tu es dans la lune, redescends ! ». Ce
dont je me souviens est qu’avant l’interruption de ma mère, je me trouvais dans
un état de complète satisfaction à simplement être. Au point que le son de la
voix de ma mère fut une interruption désagréable. Lorsque j’y repense, j’eus à
ce moment une révélation qui allait complètement changer ma vie.
Aujourd’hui, cela paraît si simple parce que c’est devenu non pas une seconde
nature, mais ma véritable nature. Telle qu’elle m’a permis de vivre ma vie,
depuis, dans un état de complète et parfaite satisfaction, se manifestant en
toute occasion et accomplissant, sans le moindre effort conscient, ce que la
situation exigeait.
Quelle fut cette découverte ? Simplement que mon esprit est vide par nature et
que cet esprit naturellement vide est parfaitement satisfaisant. J’ai aussi
découvert que cette satisfaction se trouve en permanence à ma disposition, parce
qu’il s’agit de ma propre nature. Cette découverte fut la source de mon
sentiment intense de satisfaction, avant que ma mère m’appelle.
Notre véritable nature à tous est semblable à un seau sans fond. En vérité,
chaque pensée traverse naturellement notre esprit sans y laisser de trace. Il
est normal et juste qu’il en soit ainsi. Toutefois, parce nous ne prenons pas
conscience de notre nature de Bouddha fondamentale qui se manifeste
naturellement, nous ne parvenons pas à la reconnaître.
En raison de cet échec, nous essayons constamment de garder nos esprits occupés,
par un recyclage constant de nos pensées. Le résultat est que nos esprits
naturellement vides et transparents deviennent opaques.
En conséquence, chers frères et sœurs, comprenez que vos esprits opaques ont
constitué l’écran sur lequel le rat pouvait projeter ses mystifications. Au
contraire, mon esprit vide et, par conséquent, transparent, n’a tout simplement
pas enregistré ses singeries, qui sont donc restées totallement sans effet.
Ceci est donc mon seul « secret », que j’ai partagé avec vous. Vous réalisez
maintenant qu’il n’est pas question de transformer vos esprits, mais d’en
découvrir la vraie nature. Vous pouvez le faire, tout comme je l’ai fait, en
observant son fonctionnement. Vous découvrirez alors, tout comme moi, qu’il est
naturellement vide et, par conséquent, naturellement satisfait. Et de ce fait,
étant naturellement satisfait, il accueille chaque nouvelle situation avec
équanimité.
Si vous désirez avoir accès à cet état d’esprit, la clé est l’observation de
votre fonctionnement psychique par la méditation. Grâce à ce procédé, vous
acquerrez une capacité d’introspection nouvelle, vous permettant d’examiner la
vraie nature de vos esprits et, en définitive, de l’univers entier.
Cependant, acquérir cette aptitude requiert du temps et un réel effort afin de
contrer les habitudes d’une vie entière. Toutefois, le jeu en vaut la chandelle.
Vous deviendrez des chats indomptables. »
Sur ce, ayant achevé son discours, elle s’étira lentement et sortit de la salle
d’un pas nonchallant, laissant son assistance pensive et dans la contemplation
de ses paroles.
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